Le frère de l’écrivain Francis Carco tombe au Mort-Homme

Né le 8 septembre 1894 à Nouméa, en Nouvelle Calédonie, Charles Carcopino-Tusoli avait en principe un bel avenir devant lui.

 

Très brillant élève du lycée de Nantes, il avait été reçu en 1913 major à la fois au concours d’entrée à l’Ecole Polytechnique et à celui de l’Ecole normale supérieure (sciences).

 

C’était sans compter avec le conflit mondial !

 

Ayant opté pour Polytechnique, sous-lieutenant au 202e Régiment d’Artillerie, il tomba au combat le 21 juin 1916 au Mort-Homme (Meuse).

 

 

Dans Mémoires d’une autre vie, l’écrivain Francis Carco évoque la mort à Blercourt, près de Verdun, de son jeune frère âgé de vingt-deux ans.

 

Francis Carco, Mémoires d’une autre vie / De Montmartre au Quartier latin, chapitre XVII

 

« Et voilà ! il me restait pour vivre des « papiers » sur les peintres, des échos, des comptes rendus d’exposition que Vauxcelles accueillait dans sa page du Gil Blas. Valette m’avançait au Mercure, mes premiers droits d’auteur. J’étais aux anges quand juillet s’acheva dans la stupeur et la consternation. La guerre éclata. Brusquement tout parut emporté, balayé. Après Du Fresnois, après Marcel Drouet, Charles Perrot, Louis Persaud, Jean-Marc Bernard, Guillaume Apollinaire succombait la veille de l’armistice et, plus tard, Jean Pellerin. Mon frère Charles, major de sa promotion à l’Ecole Polytechnique, non plus, ne revint pas. Quand j’y pense et revois le meilleur de notre famille, cet enfant dont j’ai compté les restes à Blercourt sous Verdun, sa mort m’est toujours fraîche et me déchire atrocement. Les fosses du cimetière répandaient une odeur d’évier. Des sidis les avaient ouvertes et, peinant, à grand effort de pioches, pour défoncer les cercueils que l’on voyait baigner dans l’eau, ils s’agitaient comme des damnés. Mais les couvercles cédaient et, dans leurs uniformes boueux, nos pauvres morts apparaissaient au jour tiède des vivants. Etendus sous de lourds manteaux règlementaires, il fallait par morceaux les arracher du trou et, dans un drap, déposer membre à membre leurs débris, les arranger, puzzle monstrueux, puis les coucher – en avalant ses larmes – dans de nouvelles bières, sur un matelas de sciure de bois où l’eau noirâtre, qui s’égouttait des draps, saignait une seconde fois. Abominable et cape,niant très noble et nécessaire épreuve. Nul de s’y dérobait. Ces masses grisâtres, pétrifiées par l’eau où elles avaient longtemps séjourné sous la terre, restituaient aux corps une apparence humaine, mais dans nos mains elles étaient si pesantes que le coeur nous manquait. Jusqu’au bout, néanmoins, chacun s’y appliquant avec une espèce de démence, nous assistâmes aux plus pénibles formalités et je vis, pour mon frère, que l’éclat qui l’avait atteint, n’avait fait à la tempe qu’une très petite fissure, très nette, sans rien briser de son crâne mis à nu.

 

Malgré l’été, malgré la tendre lumière du jour, tout, alentour, semblait saisi d’une immobile tristesse. Des bois, couronnant les hauteurs, par où je savais que, la nuit du 21 juin 1916, celui que je pleurais avait été dirigé sur Blercourt, aucune rumeur ne s’élevait. On entendait que le silence de ces vertes collines, de cette vallée à mi-flanc de laquelle se trouve le cimetière et qui, paisible et peu profonde, présentait de toutes parts à la vue des perspectives bien mesurées. Les peupliers bordant la route, les chaumes, les prairies basses, molles, fraîches comme l’eau des sources, composaient un heureux paysage qui, agissant sur nos nerfs torturés, les calmait. Et je pensais à mon frère Charles dont l’intelligence avait été remarquée de tous ses amis de l’Ecole et de ses professeurs. Je me disais qu’il n’était plus et que, grand par l’esprit, ce frère de vingt-deux ans, c’est à la tête que Dieu l’avait voulu frapper.

 

Qui n’eût pensé comme moi, durant qu’un après l’autre, des camions chargés de cercueils, descendaient entre les buissons ? Ils roulaient en laissant échapper à leur suite une longue traînée de fumée qui, à mesure, dans l’air léger se dissipait, se volatilisait. Puis les camions disparurent et l’impression que la vie et la mort s’effaçaient, me parut presque douce, car, en moi-même, des souvenirs, dont le témoin n’était plus là pour ranimer les cendres, s’éloignaient eux aussi sans espoir de retour. Tout me fuyait, comme à dessein de m’imposer cette émouvante leçon que j’avais entendue et qui, déjà, se rapportant à d’autres faits, les reculait de plus en plus dans ma mémoire et les faisait, lentement, chavirer vers ce gouffre que chacun porte en soi. »